sans préjugés de morale ou de tradition. Abandonnez-vous à votre tâche et découvrez votre être intérieur,
quel qu’il soit. Prenez des risques. Avancez sans vous retourner. Ne vous lassez de rien. Tout est permis. »
L’artiste travaille d’abord à l’encre noire, puis il ajoute de la couleur. Il règne une chaleur insupportable dans
l’atelier. Il lui arrive de travailler nu, les lunettes embuées, des gouttes de sueur se mêlant ici et là à l’encre
des dessins. Son avancée rapide fut brutalement interrompue par l’annonce de la mort de son ami proche
le sculpteur David Smith. C’est pourquoi seuls cinq cent soixante-cinq des mille dessins initialement prévus
seront réalisés. Les œuvres de la
Lyric Suite
sont caractérisées par la manière dont l’encre imprègne le fin
papier. Leur vitalité et certains coups de pinceau que l’on devine énergiques paraissent tempérés, assourdis,
comme si les événements décrits se déroulaient dans un vide ou à grande distance.
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La culture française est présente ailleurs dans cette exposition, bien que de façon un peu littérale, à travers les
paquets de Celtiques et de Gauloises intégrés dans les collages, les tableaux barrés de l’inscription
Je t’aime
et les deux collages ultérieurs, qui lui furent commandés pour illustrer
La Grande histoire de la Révolution
française
en trois tomes de Georges Soria, publiée en 1989 pour le bicentenaire de la Révolution. Cette
immersion dans la culture française se traduit de manière plus visuelle, quoique avec la même assurance, par
l’évolution des collages de Motherwell par rapport aux papiers collés de Picasso et de Braque qui avaient
donné naissance au cubisme synthétique et par la manière dont sa série
Open
fait passer l’élégance picturale
de Matisse et son obsession du motif de la fenêtre à un degré supérieur d’abstraction.
Motherwell avait créé ses premiers collages aux côtés de Jackson Pollock pour une exposition qui se tiendrait en
1943 à la galerie de Peggy Guggenheim «Art of This Century». Leur travail y fut montré avec celui des pionniers
du genre, parmi lesquels Picasso, Braque, Schwitters et Arp. Pollock n’affectionna jamais ce procédé. Pour
Motherwell, ce fut une révélation, et l’on peut dire qu’il en devint le chef de file dans la seconde moitié du XX
e
siècle.
Cette technique lui permettait de modifier rapidement les couleurs et l’agencement de ses compositions, et son
immédiateté le confortait dans son attirance pour l’art abstrait. Ainsi qu’il l’écrivait dans
Au-delà de l’esthétique
:
«La sensation d’agir physiquement sur l’ordre du monde est très forte dans le papier collé ou le collage… On
découpe, choisit, déplace, colle, parfois on déchire et on recommence… sans se préoccuper de ressemblance. Le
travail d’abstraction exprime un ressenti parce qu’en définitive les choix qu’il entraîne sont liés au ressenti.»
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Les possibilités nombreuses que lui offre cette technique pour imprimer, intégrer ou libérer la forme sur un
fond à l’aide de la ligne sont essentielles aux collages de Motherwell. Il avait le sentiment que le bord déchiré
(par opposition au bord découpé) était sa «contribution personnelle» à cet art. Son sens de la couleur va
de pair avec sa maîtrise de la ligne. À la différence des improvisations complexes de sa deuxième femme
Helen Frankenthaler, la couleur dans les collages de Motherwell peut s’envisager comme une juxtaposition
d’éléments distincts qui est le résultat d’un petit nombre de décisions mûrement réfléchies. Il se dégage